lundi 17 avril 2017

L'insoutenable légèreté de l'être - Milan Kundera

[...]

Le débat entre ceux qui affirment que l'univers a été créé par Dieu et ceux qui pensent qu'il est apparu tout seul concerne quelque chose qui dépasse notre entendement et notre expérience. Autrement réelle est la différence entre ceux qui doutent de l'être tel qu'il a été donné à l'homme (peu importe comment et par qui) et ceux qui y adhèrent sans réserve.

Derrière toutes les croyances européennes, qu'elles soient religieuses ou politiques, il y a le premier chapitre de la Genèse, d'où il découle que le monde a été créé comme il fallait qu'il le fût, que l'être est bon et que c'est donc une bonne chose de procréer. Appelons cette croyance fondamentale     accord catégorique avec l'être.

Si, récemment encore, dans les livres, le mot merde était remplacé par des pointillés, ce n'était pas pour des raisons morales. On ne va tout de même pas prétendre que la merde est immorale ! Le désaccord avec la merde est métaphysique. L'instant de la défécation est la preuve quotidienne du caractère inacceptable de la Création. Deux choses l'une: ou bien la merde est acceptable (alors ne vous enfermez pas à clé dans les waters !), ou bien la manière dont on nous a créés est inadmissible.

Il s'ensuit que l'accord catégorique avec l'être a pour idéal esthétique un monde où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n'existait pas. Cet idéal esthétique s'appelle le kitsch.

C'est un mot allemand qui est apparu au milieu du XIXe siècle sentimental et qui s'est ensuite répandu dans toutes les langues. Mais l'utilisation fréquente qui en est faite a gommé sa valeur métaphysique originelle, à savoir: le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde; au sens littéral comme au sens figuré: le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable."

[...]

Extrait du livre de Milan Kundera: "L'insoutenable légèreté de l'être", éd. Folio, sixième partie/ chapitre 5, pages 356 et 357.


Le livre :
Milan Kundera

"L'insoutenable légèreté de l'être" a été écrit
par Milan Kundera, un écrivain naturalisé en France, mais né en Tchécoslovaquie en 1929. Ce roman, dont la version originale est en tchèque, a été publié en français en 1984.

Résumé:

Kundera nous propose une analyse psychologique des relations complexes qui se sont tissées au fil du temps, entre un chirurgien volage, qui entretient des relations régulières ou occasionnelles avec de multiples amantes, et son épouse. Des idylles disséquées minutieusement, avec en arrière-fond, le printemps de Prague de 1968, ainsi que l'invasion de la Tchécoslovaquie par l'Union Soviétique. Oscillant constamment entre légèreté et pesanteur, le récit est régulièrement ponctué des regards affûtés de l'auteur sur les rouages rampants et souterrains du communisme.

Citations:

-"Mais l'homme, parce qu'il n'a qu'une seule vie, n'a aucune possibilité de vérifier l'hypothèse par l'expérience de sorte qu'il ne saura jamais s'il a eu tort ou raison d'obéir à son sentiment." p.56

-"Si la maternité est le Sacrifice même, être fille c'est la Faute que rien ne pourra jamais racheter." p.70

-"Pour qu'un amour soit inoubliable, il faut que les hasards s'y rejoignent dès le premier instant comme les oiseaux sur les épaules de saint François d'Assise." p.77

-"Qui vit à l'étranger marche dans un espace vide au-dessus de la terre sans le filet de protection que tend à tout être humain le pays qui est son propre pays, où il a sa famille, ses collègues, ses amis, et où il se fait comprendre sans peine dans la langue qu'il connaît depuis l'enfance." p. 116

-"Le roman n'est pas une confession de l'auteur, mais une exploration de ce qu'est la vie humaine dans le piège qu'est devenu le monde." p.319

-"Vaut-il mieux crier et hâter ainsi sa propre fin? Ou se taire et s'acheter une plus lente agonie?" p.320

-"De deux choses l'une: ou bien l'homme a été créé à l'image de Dieu et alors Dieu a des intestins, ou bien Dieu n'a pas d'intestins et l'homme ne lui ressemble pas." p.352

_"[...] le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde; au sens littéral comme au sens figuré: le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable." p.357

-"La fraternité de tous les hommes ne pourra être fondée que sur le kitsch." p.362

-"On ne pourra jamais déterminer avec certitude dans quelle mesure nos relations avec autrui sont le résultat de nos sentiments, de notre amour ou non-amour, de notre bienveillance ou haine, et dans quelle mesure elles sont d'avance conditionnées par les rapports de force entre individus." p.421

Mon avis:

Pour de nombreux critiques, cette oeuvre est, ni plus ni moins, l'un des sommets mythiques de la littérature. Tout lecteur digne de ce nom, doit absolument avoir défié ses pentes sélectives au moins une fois dans sa vie. Soit...

Après m'être consciencieusement encordée aux premiers chapitres, j'ai fini, bien malgré moi, par décrocher complètement assez rapidement. Damnation! Si je m'étais écoutée, j'aurais rebroussé chemin en courant! Mais le défi était trop énorme pour renoncer ainsi. Je me suis donc obligée à aller cueillir le dernier mot du livre, et... oui oui,  j'y suis finalement parvenue :)! En chemin: beaucoup d'ennui et d'exaspération... Sautant allègrement d'une analyse à l'autre, entre pesanteur, légèreté, merde et kitsch (je ne dis là que la vérité, toute la vérité),  Kundera jongle sans cesse avec des concepts d'une telle abstraction, que j'ai été prise de vertiges à plusieurs reprises. Un vrai calvaire...parsemé de quelques pétales de roses (lire citations).

Alors, les amis, à vous de voir maintenant. Si vous aimez l'aventure, c'est sûr, ce livre est pour vous!

Enigme littéraire: Maurice Clavel

Voici une devinette inspirée par une citation de Maurice Clavel:

"Condamnés de drap commun."

Qui sommes-nous?







Réponse:

Les époux

Citation de Placide Gaboury




"Nous voulons toujours autre chose que ce qui est. Nous persistons à croire que le sens de la vie, comme le bonheur, est ailleurs, dans quelque chose que l'on cherche aveuglément. A cause de cela, tout apparaît un non-sens...Le sens se trouve dans la situation actuelle, que l'on rejette, refuse et fuit."









Placide Gaboury est un philosophe québécois. Cette citation est extraite d'un de ses livres intitulé:"La fidélité à soi."

Critique de la philosophie du droit de Hegel - Karl Marx

[...]

Le fondement de la critique irréligieuse est: c'est l'homme qui fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme. Certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu'a l'homme qui ne s'est pas encore trouvé lui-même, ou bien s'est déjà reperdu. Mais l'homme, ce n'est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'Etat, la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu'ils sont eux-mêmes un monde à l'envers. La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles. Elle est la réalisation fantastique de l'être humain, parce que l'être humain ne possède pas de vraie réalité. Lutter contre la religion, c'est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l'arôme spirituel.

La détresse religieuse est, pour une part, l'expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans coeur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple. L'abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l'exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu'il renonce aux illusions sur sa situation, c'est exiger qu'il renonce à une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l'auréole.

[...]

Extrait du livre:"Critique de la philosophie du droit de Hegel" de Karl Marx, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1982, p.381-382.











J'avais très envie de vous proposer ce texte en lecture, car on peut y trouver la fameuse formule:"La religion est l'opium du peuple."

Selon Marx, la religion est une illusion de bonheur soigneusement entretenue par une élite pour maintenir sa mainmise sur le peuple. Il pense que c'est un baume efficace pour adoucir ses souffrances et un outil redoutable de manipulation.

Jésus - Laurent Voulzy

Même, même sourire d'enfant
Même air qu'on respire en même temps
Même coeur battant
Même air qu'on entend en même temps

Pourtant seuls, seuls sur terre, certains
Ils vont sans maison, sans raison
Sans amour, certains
Comme ça, et le froid sur leurs mains

Jésus, l'entends-tu ?
Ces filles et ces garçons perdus
Ne sont-ils pas assez précieux
Du haut de tes cieux délicieux ?
Jésus, Roi du ciel
Nos âmes volent avec leurs ailes
Toi, tu choisis lesquelles ?

Même, même désir d'amour
Les mêmes "je t'aime" toujours
Même navire, pourtant
Mêmes vagues et mêmes vagues et mêmes vents

Pourtant rien, rien à faire, certains
A côté, à côté du chemin
Ils vont sans rien, sans espoir
Le matin, le soir

Jésus, l'entends-tu ?
Ces dames et ces messieurs pieds nus
Ne sont-ils pas assez gracieux, trop bas
Pour tes yeux délicats ?
Jésus, Roi du vent
Nos âmes volent pareillement
Toi, tu choisis comment ?

Même, même vie devant
Et tant de destins différents
Pour l'un, facile
Pour l'autre, un chemin difficile

Pour l'un, facile
Pour l'autre, un chemin difficile
Si différent...



Cette chanson, interprétée par Laurent Voulzy, est tirée de l'album "Gothique flamboyant pop dancing tour" sorti en 2004. L'auteur des paroles est son complice de toujours, Alain Souchon. Que de points d'interrogation autour de notre destinée...

Je vous invite à écouter ce magnifique titre sur votre site musical préféré !



La morte - Guy de Maupassant


Je l’avais aimée éperdument ! Pourquoi aime-t-on ? Est-ce bizarre de ne plus voir dans le monde qu’un être, de n’avoir plus dans l’esprit qu’une pensée, dans le cœur qu’un désir, et dans la bouche qu’un nom : un nom qui monte incessamment, qui monte, comme l’eau d’une source, des profondeurs de l’âme, qui monte aux lèvres, et qu’on dit, qu’on redit, qu’on murmure sans cesse, partout, ainsi qu’une prière.

Je ne conterai point notre histoire. L’amour n’en a qu’une, toujours la même. Je l’avais rencontrée et aimée. Voilà tout. 

Et j’avais vécu pendant un an dans sa tendresse, dans ses bras, dans sa caresse, dans son regard, dans ses robes, dans sa parole, enveloppé, lié, emprisonné dans tout ce qui venait d’elle, d’une façon si complète que je ne savais plus s’il faisait jour ou nuit, si j’étais mort ou vivant, sur la vieille terre ou ailleurs.

Et voilà qu’elle mourut. Comment ? Je ne sais pas, je ne sais plus.

Elle rentra mouillée, un soir de pluie, et le lendemain, elle toussait. Elle toussa pendant une semaine environ et prit le lit.

Que s’est-il passé ? Je ne sais plus.

Des médecins venaient, écrivaient, s’en allaient. On apportait des remèdes ; une femme les lui faisait boire. Ses mains étaient chaudes, son front brûlant et humide, son regard brillant et triste. Je lui parlais, elle me répondait. Que nous sommes-nous dit ? Je ne sais plus. J’ai tout oublié, tout, tout ! 

Elle mourut, je me rappelle très bien son petit soupir, son petit soupir si faible, le dernier.
La garde dit : « Ah !  » Je compris, je compris ! 

Je n’ai plus rien su. Rien. Je vis un prêtre qui prononça ce mot : «  Votre maîtresse. » Il me sembla qu’il l’insultait. 

Puisqu’elle était morte on n’avait plus le droit de savoir cela. Je le chassai. Un autre vint qui fut très bon, très doux. Je pleurai quand il me parla d’elle.

On me consulta sur mille choses pour l’enterrement. Je ne sais plus.Je me rappelle cependant très bien le cercueil, le bruit des coups de marteau quand on la cloua dedans. Ah ! mon Dieu !

Elle fut enterrée ! enterrée ! Elle ! dans ce trou ! Quelques personnes étaient venues, des amies. Je me sauvai. Je courus.Je marchai longtemps à travers des rues. Puis je rentrai chez moi.Le lendemain je partis pour un voyage.

Hier, je suis rentré à Paris.

Quand je revis ma chambre, notre chambre, notre lit, nos meubles, toute cette maison où était resté tout ce qui reste de la vie d’un être après sa mort, je fus saisi par un retour de chagrin si violent que je faillis ouvrir la fenêtre et me jeter dans la rue. Ne pouvant plus demeurer au milieu de ces choses, de ces murs qui l’avaient enfermée, abritée, et qui devaient garder dans leurs imperceptibles fissures mille atomes d’elle, de sa chair et de son souffle, je pris mon chapeau, afin de me sauver. Tout à coup, au moment d’atteindre la porte, je passai devant la grande glace du vestibule qu’elle avait fait poser là pour se voir, des pieds à la tête, chaque jour, en sortant, pour voir si toute sa toilette allait bien, était correcte et jolie, des bottines à la coiffure.

Et je m’arrêtai net en face de ce miroir qui l’avait si souvent reflétée. Si souvent, si souvent, qu’il avait dû garder aussi son image.

J’étais là debout, frémissant, les yeux fixés sur le verre, sur le verre plat, profond, vide, mais qui l’avait contenue tout entière, possédée autant que moi, autant que mon regard passionné. Il me sembla que j’aimais cette glace — je la touchai, — elle était froide ! Oh ! le souvenir ! le souvenir ! miroir douloureux, miroir brûlant, miroir vivant, miroir horrible, qui fait souffrir toutes les tortures ! Heureux les hommes dont le cœur, comme une glace où glissent et s’effacent les reflets, oublie tout ce qu’il a contenu, tout ce qui a passé devant lui, tout ce qui s’est contemplé, miré dans son affection, dans son amour ! Comme je souffre !

Je sortis et, malgré moi, sans savoir, sans le vouloir, j’allai vers le cimetière.Je trouvai sa tombe toute simple, une croix de marbre, avec ces quelques mots : " Elle aima, fut aimée, et mourut." 

Elle était là, là-dessous, pourrie ! Quelle horreur ! Je sanglotais, le front sur le sol.

J’y restai longtemps, longtemps. Puis je m’aperçus que le soir venait. Alors un désir bizarre, fou, un désir d’amant désespéré s’empara de moi. Je voulus passer la nuit près d’elle, dernière nuit, à pleurer sur sa tombe. Mais on me verrait, on me chasserait. Comment faire ? Je fus rusé. Je me levai et me mis à errer dans cette ville des disparus. J’allais, J’allais. Comme elle est petite cette ville à côté de l’autre, celle où l’on vit ! Et pourtant comme ils sont plus nombreux que les vivants, ces morts. Il nous faut de hautes maisons, des rues, tant de place, pour les quatre générations qui regardent le jour en même temps, boivent l’eau des sources, le vin des vignes et mangent le pain des plaines.

Et pour toutes les générations des morts, pour toute l’échelle de l’humanité descendue jusqu’à nous, presque rien, un champ, presque rien ! La terre les reprend, l’oubli les efface. Adieu ! Au bout du cimetière habité, j’aperçus tout à coup le cimetière abandonné, celui où les vieux défunts achèvent de se mêler au sol, où les croix elles-mêmes pourrissent, où l’on mettra demain les derniers venus. Il est plein de roses libres, de cyprès vigoureux et noirs, un jardin triste et superbe, nourri de chair humaine.

J’étais seul, bien seul. Je me blottis dans un arbre vert. Je m’y cachai tout entier, entre ces branches grasses et sombres.

Et j’attendis, cramponné au tronc comme un naufragé sur une épave.

Quand la nuit fut noire, très noire, je quittai mon refuge et me mis à marcher doucement, à pas lents, à pas sourds, sur cette terre pleine de morts.

J’errai longtemps, longtemps, longtemps. Je ne la retrouvais pas. Les bras étendus, les yeux ouverts, heurtant des tombes avec mes mains, avec mes pieds, avec mes genoux, avec ma poitrine, avec ma tête elle-même, j’allais sans la trouver. Je touchais, je palpais comme un aveugle qui cherche sa route, je palpais des pierres, des croix, des grilles de fer, des couronnes de verre, des couronnes de fleurs fanées ! Je lisais les noms avec mes doigts, en les promenant sur les lettres. Quelle nuit ! quelle nuit ! Je ne la retrouvais pas !

Pas de lune ! Quelle nuit ! J’avais peur, une peur affreuse dans ces étroits sentiers, entre deux lignes de tombes ! Des tombes ! des tombes ! des tombes. Toujours des tombes ! A droite, à gauche, devant moi, autour de moi, partout, des tombes ! Je m’assis sur une d’elles, car je ne pouvais plus marcher tant mes genoux fléchissaient.J’entendais battre mon cœur ! Et j’entendais autre chose aussi ! Quoi ? un bruit confus innommable ! Etait-ce dans ma tête affolée, dans la nuit impénétrable, ou sous la terre mystérieuse, sous la terre ensemencée de cadavres humains, ce bruit ? Je regardais autour de moi !Combien de temps suis-je resté là ? Je ne sais pas. J’étais paralysé par la terreur, j’étais ivre d’épouvante, prêt à hurler, prêt à mourir.

Et soudain il me sembla que la dalle de marbre sur laquelle j’étais assis remuait. Certes, elle remuait, comme si on l’eût soulevée. D’un bond je me jetai sur le tombeau voisin, et je vis, oui, je vis la pierre que je venais de quitter se dresser toute droite ; et le mort apparut, un squelette nu qui, de son dos courbé la rejetait. Je voyais, je voyais très bien, quoique la nuit fut profonde. Sur la croix je pus lire : 

« Ici repose Jacques Olivant, décédé à l’âge de cinquante et un ans. Il aimait les siens, fut honnête et bon, et mourut dans la paix du Seigneur. »

Maintenant le mort aussi lisait les choses écrites sur son tombeau. Puis il ramassa une pierre dans le chemin, une petite pierre aiguë, et se mit à les gratter avec soin, ces choses. Il les effaça tout à fait, lentement, regardant de ses yeux vides la place où tout à l’heure elles étaient gravées ; et du bout de l’os qui avait été son index, il écrivit en lettres lumineuses comme ces lignes qu’on trace aux murs avec le bout d’une allumette :

« Ici repose Jacques Olivant, décédé à l’âge de cinquante et un ans. Il hâta par ses duretés la mort de son père dont il désirait hériter, il tortura sa femme, tourmenta ses enfants, trompa ses voisins, vola quand il le put et mourut misérablement. »

Quand il eut achevé d’écrire, le mort immobile contempla son œuvre. Et je m’aperçus, en me retournant, que toutes les tombes étaient ouvertes, que tous les cadavres en étaient sortis, que tous avaient effacé les mensonges inscrits par les parents sur la pierre funéraire, pour y rétablir la vérité.

Et je voyais que tous avaient été les bourreaux de leurs proches, haineux, déshonnêtes, hypocrites, menteurs, fourbes, calomniateurs, envieux, qu’ils avaient volé, trompé, accompli tous les actes honteux, tous les actes abominables, ces bons pères, ces épouses fidèles, ces fils dévoués, ces jeunes filles chastes, ces commerçants probes, ces hommes et ces femmes dits irréprochables.

Ils écrivaient tous en même temps, sur le seuil de leur demeure éternelle, la cruelle, terrible et sainte vérité que tout le monde ignore ou feint d’ignorer sur la terre.

Je pensai qu’elle aussi avait dû la tracer sur sa tombe.Et sans peur maintenant, courant au milieu des cercueils entrouverts, au milieu des cadavres, au milieu des squelettes, j’allai vers elle, sûr que je la trouverais aussitôt.

Je la reconnus de loin, sans voir le visage enveloppé du suaire.Et sur la croix de marbre où tout à l’heure j’avais lu :

«  Elle aima, fut aimée, et mourut.  » 

J’aperçus :

« Etant sortie un jour pour tromper son amant, elle eut froid sous la pluie, et mourut. »

Il paraît qu'on me ramassa, inanimé, au jour levant, auprès d'une tombe.





Une nouvelle fantastique écrite par Guy de Maupassant et publiée dans la revue Gil Blas en 1887, puis dans le recueil "La main gauche" en 1889.

Guy de Maupassant

Biographie de l'auteur:

Guy de Maupassant (1850 – 1893) est un écrivain français, dont l’œuvre abondante est entrée dans les classiques littéraires du 19 ème.

Après un emploi monotone en tant que commis au Ministère de la Marine, puis au Ministère de l’Instruction Publique, il se lance dès 1880 dans la littérature, sur les encouragements de Flaubert, son grand ami et maître. Il débute dans le journalisme, tout en occupant ses loisirs à l’écriture de nouvelles et de romans. Très vite, il connaît un grand succès populaire avec la publication de « Boule de suif », sa première nouvelle. Tout au long de sa carrière littéraire, il jouira d’une belle notoriété et sera présenté dans les salons les plus courus de l’époque. Pourtant, Maupassant ne sera un écrivain prolixe qu’ entre 1880 et 1890, années au cours desquelles il publie 6 romans, 3 récits de voyage, des reportages de presse et plus de 300 contes et nouvelles ! Ces nouvelles, réalistes, évoquent souvent la guerre, la vie des paysans normands, la folie, les histoires amoureuses, la vieillesse, la peur, la misère, la solitude ou la folie.

La vie d’écrivain de Maupassant est très courte : en effet,il est atteint de syphilis dès 1877, maladie vénérienne incurable à l’époque.L’écrivain souffre de violentes migraines.

Puis, le mal progressant inexorablement, il s’aggrave de troubles visuels, suivis d’hallucinations et de délires, qui le mèneront jusqu’à la folie. En proie à une dépression tenace, il est interné en 1892, après une tentative de suicide et meurt après 18 mois d’inconscience presque totale, associée à une paralysie générale. Fin tragique pour un homme à la réputation sulfureuse, qui adore les femmes, les plaisirs charnels, le grand air, les voyages sur son yacht, l’argent. D'ailleurs, il semble qu'il plaise beaucoup à ces dames, avec sa belle prestance et sa carrure athlétique qu’il doit au canotage. Il ne se marie pas, mais a trois enfants qu’il ne reconnaît pas. Sa perception du mariage est toujours celle d’un engagement voué à l’échec. Maupassant ne recherche l’épanouissement que dans l’acte sexuel.

Son parcours de vie, ponctué par l’abandon d’un père infidèle à sa mère, une jeunesse passée dans un internat catholique qui lui inspirera une méfiance profonde pour la religion, son frère Hervé mort fou, une mère dépressive qu’il adore, son vécu traumatisant de la guerre dans ses années de jeunesse, sa maladie qui le fait tant souffrir, vont l’amener vers une vision assombrie du monde et de la nature humaine. Toutes ces épreuves lui forgent un caractère pessimiste, angoissé et désabusé qui se retrouve dans toutes ses œuvres littéraires. En découle parfois également, un besoin vital de recul et de solitude sur son bateau ou dans sa villa de la Guillette à Étretat : les comédies mondaines auxquelles il s’astreint, ne font pas écho à son penchant pour la mélancolie et la méditation.

Si vous désirez approfondir la biographie de Maupassant, je vous conseille d’aller fureter sur le site : www.maupassantiana.fr. Vous y trouverez une foule de renseignements utiles et de regards croisés de contemporains de l’écrivain.Autre site intéressant regroupant la correspondance de Maupassant : « maupassant.free.fr/corresp1. » On peut même y lire sa dernière lettre.

La complainte du coquillage - François Mitterrand



I.

À quoi sert un coquillage ?
À simuler, s'il est important et compliqué, le bruit de la mer quand on l'approche de l'oreille ?
À dormir sur la plage, à côté du bois mort, s'il est petit et oublié ?
À donner des idées de platitude au peintre, d'indifférence au philosophe, de néant aux jeunes filles ?
À voler toutes les couleurs de l'océan Indien pour s'en faire un manteau de nacre ?
À se vider de substance pour le plaisir du pêcheur de perles ou pour l'utilité du marchand de pétrole ?
Oui, à quoi sert un coquillage ?

II.

Je ne vous ai pas dit mon secret:
Je ressemble à un coquillage de façon si troublante
Qu'on me prend pour un coquillage.
On me pousse du pied.
On me jette à la mer.
On me garde dans la poche.
On m'ajoute au décor, sur un rayon de livres.
Bref, on me traite en objet inutile.
Il arrive pourtant qu'un enfant me ramasse, me regarde et m'aime.
Et quand on m'aime,
Apprenez-le à tout hasard,
C'est comme si tous les océans du monde, tous les ciels, tous les
continents se donnaient rendez-vous.
Rendez-vous.
Où ?
J'allais écrire: dans mon coeur. Dans mon coeur ?

III.

Un coquillage n'a pas de coeur.
Ni tête, ni tripes, ni peau, ni jambes, ni rien du tout.
D'ailleurs, qu'est-ce qu'un coquillage sinon la moitié de quelqu'un,
la moitié de l'enveloppe de quelqu'un ?
Pauvre moi dissocié,
Âme perdue,
Chair dissoute,
Voyageur immobile qui descend à rebours l'échelle des espèces.
Animal, et puis
Minéral et,
Plus bas encore:
Coquillage

IV.

À quoi sert un coquillage,
Dur et sec,
Poli comme un galet par les fonds où il a traîné,
Lisse comme un bec d'oiseau de proie -
Et vide
Comme une parole dite au bord du chemin ?
Je me le demande, je vous le demande.
Un coquillage ne sert à rien.

V.

Je vais cependant vous dire un secret:
Je ressemble à un coquillage de si troublante façon qu'on me prend pour un coquillage.
L'autre jour pour s'amuser ou pour voir ce que ça faisait
Quelqu'un
Qui était, qui n'était pas, qui peut-être était,
Qui peut-être n'était pas
L'âme perdue et retrouvée,
Quelqu'un pour s'amuser ou pour voir ce que ça faisait
M'a griffé.
Pour une vierge napolitaine ce serait tout à fait normal,
Mais pour un coquillage
N'est-ce pas?
C'est bizarre:
Une goutte de sang a perlé.














Un poème écrit par François Mitterrand pour Anne Pingeot le13.02.1964. Il est extrait du recueil  "Lettres à Anne 1962-1995", publié chez Gallimard (p.91).

L'envie m'a pris de vous faire redécouvrir cet homme, deux fois président de la République, sous un éclairage inattendu. Le monde entier associe Mitterrand à l'homme d'esprit, féru de littérature. Mais qui aurait pu deviner qu'un poète d'une grande sensibilité se cachait derrière la sobriété du costume sombre? Pendant plus de 30 ans, et en toute discrétion, il a entretenu une magnifique correspondance avec Anne, son grand amour. Des lettres, avant tout. Mais aussi quelques poèmes.

En voici un autre, écrit en janvier 1965 (p. 356). Je l'ai trouvé très beau, tout simplement:

                                                                                                 F.Mitterrand et A.Pingeot en 1971

"Mon amour,
Je comprends plus que tu ne crois
Tu comprends plus que je ne crois
Je t'aime plus que tu ne crois
Tu m'aimes plus que je ne crois
Continuons à ne pas croire"

Citation de Pierre Desproges


"Quand un philosophe me répond, je ne comprends plus ma question."