vendredi 8 mars 2013

Le piège alsacien - Jean- Philippe Arrou-Vignod


À la villa, on a une voisine.
Elle s’appelle Mme Schwartzenbaum et son jardin est séparé du nôtre par une haie de canisses tellement usée qu’on dirait les fanons de baleine séchés du Musée océanographique.
-Les enfants, a dit maman un après-midi, allez vous laver les mains et vous redonner un coup de peigne. Nous allons rendre une visite de courtoisie, et je veux que vous fassiez bonne impression.[…] Nous sommes nouveaux dans le quartier, a ajouté maman. Ce sont des choses qui se font entre voisins bien élevés.[… ]
-Ze peux apporter mon pistolet à fléssettes ? a demandé Jean-E.
-Hors de question, a dit maman. Je compte sur vous pour être sages et polis ou ça va barder en rentrant.

Mme Schwartzenbaum doit avoir au moins l’âge de mamie Jeannette et elle adore les enfants.
-Quelle jolie famille ! elle a dit en nous découvrant alignés tous les six devant son portail comme des pions d’échecs. Et comme ils ont l’air sages ! Comment s’appellent-ils, ces beaux petits ?
-Les frères Jean, a dit maman avec fierté.
-Les frères Zan ? a répété Mme Schwartzenbaum. Comme les réglisses, alors ?
On s’est tous regardés. Est-ce que Mme Schwartzenbaum avait un cheveu sur la langue, comme Jean-E, ?
-En tout cas, j’espère que le bruit ne vous dérange pas trop, a continué maman. Ils sont parfois un peu agités…
-Un goûter ? a dit Mme Schwartzenbaum. Mais quelle bonne idée ! Justement, j’ai préparé une petite gâterie dont vos garçons devraient raffoler.
En fait, Mme Schwartzenbaum ne zozote pas : elle est sourde comme un pot. Malgré les protestations de maman, on est tous entrés en file indienne, ravis d’échapper aux BN nature tout secs qu’elle achète en paquet familial pour le goûter.
Dans le salon, il y avait un coucou en bois, des petits napperons partout, des photos dans des cadres. On s’est assis autour de la table en se tortillant, à cause des coussins tricotés qui nous grattaient les fesses, et Mme Schwartzenbaum a filé à la cuisine.
-Tu crois qu’on peut lui demander d’allumer la télé ? a tenté Jean-A. en louchant d’envie vers le gros poste qui trônait dans un coin. C’est juste l’heure de Rintintin…
- Le premier qui parle de télé sera de corvée de vaisselle jusqu’à sa majorité, a prévenu maman.
Ça nous a un peu refroidis, surtout que Mme Schwartzenbaum revenait avec le goûter.
On a vite regretté les BN nature de maman. Mme Schwartzenbaum est alsacienne, et elle avait préparé une spécialité régionale : un gâteau aussi bourratif que de la pâte à modeler, dont elle nous a servi d’énormes parts dans de minuscules assiettes à fleurs.
D’un seul coup, on n’avait plus très faim. Mais le regard que nous a lancé maman était clair : celui qui ne finirait pas sa part serait expédié aux scouts marins.
Heureusement qu’il y avait de la citronnade pour faire passer chaque bouchée.
-C’est une Linzertorte, a expliqué Mme Schwartzenbaum avec fierté. Vous aimez, les enfants ?
-Délicieux, madame Schwartzentruc, s’est étranglé Jean-A.
-Baum, a corrigé maman en fronçant les sourcils.
-Un vrai régal, madame Claquenbaum, j’ai dit à mon tour en m’efforçant de déglutir.
-Swartz, a dit maman.
-Jamais rien mangé d’aussi bon, madame Schwartzenmuche, a articulé Jean-C. à son tour.
-Schwartzenbaum ! a fait maman.
-Z’adore, madame Glutzenbaum, a zozoté Jean-E. en projetant à chaque syllabe des miettes de Linzertorte à travers la table.
-Non, Schwartzenbaum ! a gémi maman en le fusillant du regard.
-Délicieux, madame Schwartzenglaube, l’a félicité Jean-D. avant de cracher discrètement sa dernière bouchée dans son mouchoir.
Cette fois, maman n’a plus rien dit.
-Qui en reveut une petite part ? a demandé Mme Schwartzenbaum.
-Euh ! merci mille fois, a dit maman en se levant précipitamment. Mais nous avons assez abusé de votre temps comme ça…
-Alors vous allez emporter le reste, a insisté Mme Schwartzenbaum. Vos garçons sont tellement bien élevés que c’est un plaidir de les gâter un peu.
On est repartis avec la moitié de la Linzertorte et l’impression d’être un troupeau d’autruches qui auraient avalé des pierres. […]
 On a dû faire bonne impression en tout cas parce que chaque semaine, désormais, Mme Schwartzenbaum nous apporte une spécialité de gâteau différente, cuisinée juste pour nous, avec des noms qui ressemblent à ceux des méchants dans les romans de Bob Morane :Apfelstrudel, Kugelhopf, Stolle, Berawecka…Il suffit de les prononcer pour avoir la langue qui se dessèche d’un seul coup et la glotte qui se rétracte.
Même papa a commencé à faire la tête quand il a vu arriver la dix-septième Linzertorte.
-Je crois qu’il est grand temps de rompre les relations diplomatiques avec l’Alsace, chérie. Et si on s’en débarrassait discrètement en l’enterrant dans le jardin ?
-Pas question de jeter de la nourriture, a décrété maman.
-Tu as raison : ça risquerait de faire crever les plantes.
-Ce serait surtout très incorrect à l’égard de cette pauvre Mme Schwartzenbaum. Elle est tellement contente de nous faire plaisir.
-J’hésite encore, a fait papa qui est un grand bricoleur. Attaquer ce bloc de béton à la pioche ou au marteau piqueur…Qu’en penses-tu, chérie ?
-Tu risquerais de te blesser, lui a fait remarquer maman en lui tendant un couteau.
-À la santé de Mme Krogenmuft, alors, a dit papa d’un air sinistre en se résignant au supplice.

[…]

Extrait du livre : « La soupe de poissons rouges », de Jean- Philippe Arrou-Vignod, éd. Folio Junior.





L’auteur :

Jean-Philippe Arrou-Vignod
Jean-Philippe Arrou-Vignod est né en France en 1958. Depuis l’enfance, il est un lecteur assidu. C’est donc tout naturellement qu’il se lance dans la voie littéraire et obtient une agrégation en lettres. Il est ensuite engagé comme professeur de français. En 1984, il publie son premier roman : « Le rideau sur la nuit » qui est récompensé par le prix du premier roman. Cinq ans plus tard, il publie le premier tome de la série pour la jeunesse : « Les aventures de P.P. Col-Vert ». En 1994, il devient consultant pour les collections Galimard Jeunesse. Cinq ans plus tard, il écrit une pièce de théâtre « Femme ». Il est également l’auteur de la série « Histoires des Jean-Quelque –chose », ainsi celle de « Rita et Machin ». De plus, il écrit des scénarios pour la télévision.

Le livre :

« La soupe de poissons rouges » fait partie de la série humoristique des « Histoires des Jean-Quelque-Chose », en quatre volumes :
1) « L’Omelette au sucre »
2) « Le Camembert volant »
3) « La soupe de poissons rouges »
4) « Des vacances en chocolat »

Ce livre a remporté le prix Renaudot 2008 des écoles de la ville de Loudun, ainsi que le prix des jeunes lecteurs de la ville de Nanterre en 2008.

L’histoire :

« La soupe de poissons rouges » relate les aventures d’une famille des années 60,  composée de 6 garçons espiègles qui se nomment tous Jean-Quelque-chose. Par exemple, l’aîné s’appelle Jean-A., alias Jean-Ai-Marre. Ensuite  Jean-B, le narrateur, dit Jean-Bon, parce qu’il adore manger. Puis Jean-C., surnommé Jean-C-Rien, le roi des étourdis, et ainsi de suite.
 Le livre est composé de petits chapitres qui décrivent une aventure dans le cadre de l’école, à la maison, sur le terrain de jeux, à la mer, etc. L’auteur nous raconte ces petites tranches de vie enfantine sur un ton humoristique. Pour les jeunes lecteurs dès 9 ans.

Mon avis :

Un livre très facile à lire, avec beaucoup d’humour et plein d’aventures. Les histoires sont courtes, et bien structurées. De quoi ravir les enfants.
En ce qui me concerne, je ne suis plus une enfant depuis très longtemps, mais l’extrait ci-dessus m’a bien fait rire !

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