vendredi 12 octobre 2012

1984 - George Orwell


[…]

-Comment un homme s’assure-t-il de son pouvoir sur un autre, Winston ?

Winston réfléchit :

-En le faisant souffrir, répondit-il.
-Exactement. En le faisant souffrir. L’obéissance ne suffit pas. Comment, s’il ne souffre pas, peut-on être certain qu’il obéit, non à sa volonté, mais à la vôtre ? Le pouvoir est d’infliger des souffrances et des humiliations. Le pouvoir est de déchirer l’esprit humain en morceaux que l’on rassemble ensuite sous de nouvelles formes que l’on a choisies. Commencez-vous à voir quelle sorte de monde nous créons ? C’est exactement l’opposé des stupides utopies hédonistes qu’avaient imaginées les anciens réformateurs. Un monde de crainte, de trahison, de tourment. Un monde d’écraseurs et d’écrasés, un monde qui, au fur et à mesure qu’il s’affinera, deviendra plus impitoyable. Le progrès dans notre monde sera le progrès vers plus de souffrance. L’ancienne civilisation prétendait être fondée sur l’amour et la justice. La nôtre est fondée sur la haine. Dans notre monde, il n’y aura pas d’autres émotions que la crainte, la rage, le triomphe et l’humiliation. Nous détruirons tout le reste, tout.

 « Nous écrasons déjà les habitudes de pensée qui ont survécu à la Révolution. Nous avons coupé les liens entre l’enfant et les parents, entre l’homme et l’homme, entre l’homme et la femme. Personne n’ose plus se fier à une femme, un enfant ou un ami. Mais plus tard, il n’y aura ni femme ni ami. Les enfants seront à leur naissance enlevés aux mères, comme on enlève leurs œufs aux poules. L’instinct sexuel sera extirpé. La procréation sera une formalité annuelle, comme le renouvellement de la carte d’alimentation. Nous abolirons l’orgasme. Nos neurologistes y travaillent actuellement. Il n’y aura plus de loyauté qu’envers le Parti, il n’y aura plus d’amour que l’amour éprouvé pour Big Brother. Il n’y aura plus de rire que le rire de triomphe provoqué par la défaite d’un ennemi. Il n’y aura ni art, ni littérature, ni science. Quand nous serons tout-puissants, nous n’aurons plus besoin de science. Il n’y aura aucune distinction entre la beauté et la laideur. Il n’y aura ni curiosité, ni joie de vivre. Tous les plaisirs de l’émulation seront détruits. Mais il y aura toujours, n’oubliez pas cela, Winston, il y aura l’ivresse toujours croissante du pouvoir, qui s’affinera de plus en plus. Il y aura toujours, à chaque instant, le frisson de la victoire, la sensation de piétiner un ennemi impuissant. Si vous désirez une image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain…éternellement. »

Il se tut comme s’il attendait une réplique de Winston. Celui-ci essayait encore de se recroqueviller au fond du lit. Il ne pouvait rien dire. Son cœur semblait glacé. O’Brien continua :

-Et souvenez-vous que c’est pour toujours. Le visage à piétiner sera toujours présent. L’hérétique, l’ennemi de la société, existera toujours pour être défait et humilié toujours. Tout ce que vous avez subi depuis que vous êtes entre nos mains, tout cela continuera, et en pire. L’espionnage, les trahisons, les arrêts, les tortures, les exécutions, les disparitions, ne cesseront jamais. Autant qu’un monde de triomphe, ce sera un monde de terreur. Plus le Parti sera puissant, moins il sera tolérant. Plus faible sera l’opposition, plus étroit sera le despotisme. […]
« Tel est le monde que nous préparons, Winston. Un monde où les victoires succéderont aux victoires et les triomphes aux triomphes ; un monde d’éternelle pression, toujours renouvelée, sur la fibre de la puissance. Vous commencez, je le vois, à réaliser ce que sera ce monde, mais à la fin, vous ferez plus que le comprendre. Vous l’accepterez, vous l’accueillerez avec joie, vous en demanderez une part. »

Winston avait suffisamment recouvré son sang- froid pour parler.

-Vous ne pouvez pas, dit-il faiblement.
-Qu’entendez-vous par là, Winston ?
-Vous ne pourriez créer ce monde que vous  venez de décrire. C’est un rêve. Un rêve impossible.
-Pourquoi ?
-Il n’aurait aucune vitalité. Il se désintégrerait. Il se suiciderait.
-Erreur. Vous êtes sous l’impression que la haine est plus épuisante que l’amour. Pourquoi en serait-il ainsi ? Et s’il en était ainsi, quelle différence en résulterait ? Supposez que nous choisissions de nous user nous-mêmes rapidement. Supposez que nous accélérions le cours de la vie humaine de telle sorte que les hommes soient stériles à trente ans. Et puis après ? Ne pouvez-vous comprendre que la mort de l’individu n’est pas la mort ? Le parti est immortel. »

[…]

Extrait du livre : « 1984 » de George Orwell, éd.folio,  p.352 à 355





Quelques citations :

-« Devant la douleur, il n’y a pas de héros, aucun héros », p.318
-« Qui commande le passé commande l’avenir ; qui commande le présent commande le passé. », p.329
-« Ce que le parti tient pour vrai est la vérité », p.330
-« La stupidité était aussi nécessaire que l’intelligence et aussi difficile à atteindre. », p.367
-« La guerre est le moyen de briser, de verser dans la stratosphère, ou de faire sombrer dans les profondeurs de la mer, les matériaux qui, autrement, pourraient être employés à donner trop de confort aux masses et , partant, trop d’intelligence en fin de compte. », p.254
-« La mémoire était défaillante et les documents étaient falsifiés, la prétention du Parti à avoir amélioré les conditions de la vie humaine devait alors être acceptée, car il n’existait pas et ne pourrait jamais exister de modèle à quoi comparer les conditions actuelles. », p.127
-« Leur embrassement avait été une bataille, leur jouissance une victoire. » p.170
-« Le pouvoir n’est pas un moyen. Il est une fin. », p.348

L’auteur :

George Orwell
George Orwell, alias Eric Arthur Blair (1903 -1950), est un romancier, journaliste anglais né en Inde coloniale. Son existence est marquée par ses engagements politiques et ses œuvres inspirées de ses expériences de vie. Homme de gauche, son vécu parfois difficile le rapprochera toujours des pauvres, des chômeurs et des déshérités.

En 1927, après avoir été pendant cinq ans sergent au service de la police coloniale britannique en Birmanie, il choisit de démissionner, car il désapprouve la répression à laquelle il participe. Il se lance alors dans la littérature. Ses débuts seront très difficiles et  il vivra de petits boulots tout en écrivant. Il touche vraiment le fond, lorsqu’il est contraint de partager le quotidien  des clochards parisiens et londoniens. Orwelll obtient ensuite un poste d’enseignant dans une école privée anglaise, tournant enfin le dos à la misère et à la précarité. En 1936, il se marie. Puis, il s’engage dans les rangs du parti socialiste révolutionnaire opposé au dictateur Franco pendant  la guerre civile espagnole. C’est alors qu’il devient un militant engagé, luttant contre le communisme et ses excès, son avis étant que ce parti cherche à assurer son pouvoir plutôt qu’à défendre des valeurs démocratiques et  assurer une vie meilleure au peuple.  Il  est grièvement blessé au cours des combats, aussi sera-t-il réformé pendant la Seconde Guerre Mondiale et  travaillera à la BBC. En 1943, Orwell devient directeur du journal « The Tribune ». En 1945, il travaille comme journaliste politique en France et en Allemagne pour le journal « The Observer ». Il est à Cologne en 1948, lorsqu’il apprend la mort de sa femme. Il rentre à Londres et commence à écrire son roman le plus célèbre «  1984 ». La même année, il se remarie. Mais est déjà atteint par la tuberculose, maladie qui lui sera fatale en 1950, à l’âge de 47 ans.

Le livre « 1984 » : 

George Orwell  écrit ce livre d’anticipation en 1948, mais il  est publié en 1949. L’auteur joue sur les dates en inversant les chiffres et situe ainsi le récit en 1984, comme en miroir de son époque. Une projection dans le temps qui ne se situe pas dans un futur lointain et inaccessible, mais dans un futur relativement proche,  de manière à ce que le lecteur conserve ses repères, s’identifie à ces personnages et puisse s’imaginer que la société inhumaine  de « 1984 » pourrait bien devenir la sienne. Il y décrit un monde sombre et oppressant, dont les valeurs sont aux antipodes de celles véhiculées dans la mouvance libertaire d’après-guerre, avec sa croissance, ses espoirs, ses idéaux de partage et de renouveau, pourrait-on dire : ses utopies ?  « 1984 » est le reflet imaginaire d’une société qu’Orwell scrute à distance, minutieusement.

Car l’objectif de l’auteur est de mettre en garde ses contemporains sur les dérives possibles d’un gouvernement totalitaire  inspiré des régimes nazi, stalinien et fasciste. L’utilisation d’une technologie avancée de surveillance par des dirigeants sans scrupules, couplée à l’application calculée d’une stratégie complexe de  manipulation de la pensée, peut mener  à une perte de repères moraux et idéologiques et à la déshumanisation de l’individu. L’écriture d’un tel livre s’inscrit dans une démarche critique envers ce type de régime où l’individu n’est rien, où l’Etat est tout. Mais Orwell porte aussi un regard sans indulgence sur une résistance incontrôlée qui peut, de la même manière, conduire aux pires excès.

L’histoire :

Nous sommes en 1984. Le récit se déroule à Londres, capitale de l’Océania, l’un des trois blocs géographiques qui divisent le monde. C’est une ville détruite par des guerres successives, avec ses rues misérables, grises et sales. Les habitants y survivent, acceptant un quotidien austère fait de travail, de privations et de files d’attente. Pourquoi ne se soulèvent-ils pas ? Parce que le pays est sous le joug d’un Parti totalitaire tout puissant qui ne recule devant rien pour asseoir son pouvoir et sa mainmise : endoctrinement, propagande, falsification du passé, répression, culte de la personnalité, surveillance, incitation à la délation, travail harassant, etc. Mais tout se trame à l’insu des consciences, derrière le sceau du secret et petit à petit, les dirigeants sont parvenus à persuader le peuple que la vie n’a jamais été aussi facile, aussi équitable et que le Parti pourvoit au mieux à tous ses besoins. Une manipulation de la pensée mensongère, mais exécutée avec tant d’efficacité par ce parti policier, que le temps passant,  plus personne n’est en mesure de témoigner du contraire. Constamment surveillés par des télécrans disposés jusque dans leur foyer, mis sous écoute, dénoncés par des voisins, collègues voir même par leur famille proche, chacun sait ne devoir fidélité qu’au seul Parti, à son idéologie… ainsi qu’ à Big Brother, figure emblématique et omniprésente personnifiant le pouvoir, auquel tous vouent un culte fervent.
Winston Smith travaille au ministère de la Vérité : il falsifie des documents rédigés en novlangue, langue inventée par le Parti, pour le bénéfice de sa propagande. Mais il ne parvient pas à se défaire de sa distance naturelle, de son analyse critique, face à une société formatée à laquelle il ne peut adhérer sans questionnements. Son attrait pour les évènements du passé et ses incohérences, sa haine de Big Brother, les disparitions qu’il a constatées, son sens des valeurs vont finir par le mener sur la voie de la rébellion avec la rédaction, en cachette, d’un journal intime dans lequel il s’inscrit comme opposant politique. Puis, il choisit d’entretenir une liaison amoureuse avec une jeune femme, Julia. Or, les sentiments d’attachement, au même titre que la sexualité sont prohibés par le Parti. Ils décident donc de se rencontrer à l’insu de tous, malgré leur conscience lucide et pragmatique de s’engager dans une histoire folle, à l’issue fatale. Cet amour, ils le vivent tels des condamnés en sursis, et Winston le revendique même comme un véritable acte de résistance. Bientôt, ils s’associent à une organisation, la Fraternité, qui s’oppose clandestinement au pouvoir.  Vont-ils pouvoir échapper aux pièges tendus par le Parti et sa Police de la Pensée ? Auront-ils suffisamment de ressources pour rester fidèles à leur amour et à leurs  convictions ? Leur humanité résistera-t-elle à la machine implacable que représente un pouvoir totalitaire ?

Mon avis :

Ce livre complexe  se joue à plusieurs niveaux d’interprétation. Sa lecture est parfois ardue, non pas en raison du vocabulaire ou du style de l’auteur, plutôt fluide et agréable, mais en raison  de son contenu : je pense ici notamment aux nombreux chapitres consacrés au « livre de Goldstein », le traître au Parti, et à son développement lourd, théorisé, parfois trop schématisé… Orwell y décrit  longuement, tous les rouages de ce système en dénonçant son hypocrisie. Pour le lecteur, un lien inévitable se crée avec le passé communiste des pays de l’ancien bloc de l’Est ou avec les dictatures de certains régimes actuels. Et c’est là que se trouve, à mon sens, tout l’intérêt du livre.

Je n’ai pas vraiment  ressenti de plaisir à la lecture du texte d’Orwell. J’ai trouvé certains passages trop longs, en particulier en début de récit, puis lors des chapitres concernant le livre d’Emmanuel Goldstein. Mais il faut bien admettre que ce roman est instructif et qu’il reste un très grand classique de la littérature, deux raisons qui font de « 1984 » un passage obligé pour un lecteur soucieux d’explorer tous les genres…D’ailleurs, la notion du « Big Brother », passée dans l’imagerie collective et assimilée à  «l’ œil de Moscou », puise son origine dans ce livre.

Plusieurs téléfilms britanniques ont été inspirés par cette histoire. Le réalisateur britannique Michael Radford a tourné le film intitulé «Nineteen Eighty –Four », adaptation cinématographique du roman d’Orwell, sortie dans les salles en 1984, avec Richard Burton et John Hurt.

3 commentaires:

  1. Le seul livre que j'ai lu il y a 25 ans (alors adolescent), auquel je n'ai jamais retrouvé d'équivalence... quand on lit ce qu'il y a de mieux, difficile de s'intéresser à autre chose...

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    1. Ce livre semble vous avoir durablement marqué, preuve est faite de la grande force de la littérature...

      Merci d'avoir partagé votre point de vue.

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  2. je vient de finir ce livre, étant âgée de seize ans et déjà éprouvant un grand intérêt pour la littérature et l'histoire, j'ai adoré. parfois une lecture attentive doit être menée mais c'est un Grand livre. je le conseille à tout le monde! certainement l'un de mes livres préférés.

    Laly. xoxo

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